ORGUEILLEUSE, MOI ?
ORGUEILLEUSE, MOI ?
« Orgueilleuse, moi ? Non, mais !... Ici c’est MA chambre. Je suis dans MA maison. Et je fais ce que je veux, non ?.. De quoi je me mêle ?.. Ah, dimanche on monte à Mercigeac, alors samedi : coiffeur… Il faut que je sois encore plus belle pour aller chez les « culs terreux », ah ah ! Et puis il faut que je fasse MES comptes… De MES sous… Tiens, ils vont me payer les loyers de MES terres, à Mercigeac…»
Tout en tenant ces paroles in petto (mais j’entends tout ce qu’elle pense), Aline s’est rapprochée à grand peine de sa coiffeuse en s’aidant de sa canne et en se tenant au mur. Elle vient péniblement de s’asseoir devant le miroir, l’air en colère. Pourtant elle ne regarde pas son miroir. C’est moi qu’elle regarde, moi qui suis accrochée juste à côté du miroir, sur le papier peint à raies de la chambre à elle et à Raoul… Où est-il Raoul au fait ? Comme tous les soirs, il a aidé Aline à grimper laborieusement l’escalier, l’a laissée à la porte de la chambre, puis il a dû redescendre s’installer devant la télé. Il doit y avoir un match…
Aline s’était mise en tête, dès qu’elle m’avait vue, que j’étais son portrait à vingt ans… Mais je ne suis que les quelques coups de pinceau d’un aquarelliste. Toute nue, mes cheveux au vent, ma main est en train de soulever ce léger voile, comme m’a voulue celui qui m’a peinte et qui a fait cadeau de son tableau à Raoul. Il était tout heureux Raoul : pensez, « cadeau » ! Tout était bien. C’était il y a des années.
Mais ce soir, c’est mon peintre justement qui a fini par dire à Aline qu’il fallait « laisser son orgueil de côté », parce qu’elle refuse obstinément de coucher dans la chambre du bas malgré ses difficultés à marcher et à grimper son escalier. A quatre vingt huit ans, cette grosse paresseuse (car elle est vraiment fainéante) fait comme si elle avait encore un demi siècle devant elle. Elle s’obstine à passer ses journées au fond de son fauteuil pendant que Raoul s’appuie le ménage, les courses, « car vous savez une aide ça coûte trop cher ! Et puis Raoul, Il aime bien faire le ménage… » Elle s’est laissée envahir par la graisse et n’en peut presque plus bouger. A part ça une santé de fer. Elle fait marcher tout son monde à la baguette et ne supporte pas qu’on ne la plaigne pas et qu’on s’intéresse à d’autres plus qu’à elle seule. Elle est bien le centre de son monde, va ! Alors, se faire traiter d’orgueilleuse, ça ne lui a pas plu, tiens ! Et elle est venue s’affaler là à me dévisager, comme pour se persuader à nouveau que je sois bien son reflet.
Mais que fait-elle ? Pourquoi s’est elle saisie de sa canne et la lève t-elle vers moi? Elle est folle… Elle va casser ma vitre … Mais la canne n’est pas arrivée jusqu’à mon cadre. Aline a renversé sa chaise et s’est effondrée sur le plancher. Morte…
Richelieu