Imprudence

-  Allez, bonne route et pas d'imprudence !

-  Au revoir, amuse-toi bien et pas d’imprudence !

-  Fais attention à toi, pas d'excès, pas d'imprudence !

etc, etc....

Et après cela, comment voulez-vous que je vous raconte une imprudence, moi dont le cauchemar est de finir handicapé ou infirme ou coincé pendant des semaines sur un lit d'hôpital. Moi qui ai appris à analyser les causes et les conséquences, à traquer le hasard malheureux... Comment retrouver dans mon passé un moment, une action, où j'aurai mis volontairement un zeste d'imprudence ?

Si je ne peux faire état d'imprudence volontaire, je peux facilement confesser un manque de prudence, une erreur de jugement élémentaire par empressement ou par ignorance. Dans l'exemple suivant, qui a marqué ma mémoire et que je vais essayer de faire revivre, il n'y pas de quoi être fier mais il y a prescription.

J'étais, je crois, en classe de 5^ème et on avait commencé l'enseignement de la chimie ou tout au moins le professeur avait fait, sur son bureau, quelques expériences initiatiques. C'était peu après Noël et, comme chaque année, j'avais attrapé une angine. J'étais donc resté à la maison. Soudain, j'eus l'idée de faire quelques expériences avec la boîte de petit chimiste que j'avais trouvée dans mes sabots quelques jours auparavant. Tout doucement, je la posai sur la chaise de ma chambre et l'ouvrai solennellement. Devant moi, bien rangés, tubes à essai, pipettes, béchers et petits flacons de diverses couleurs semblaient n'attendre qu'une chose : qu'un apprenti sorcier leur fasse prendre l'air et les mettre en action. Il y avait aussi un petit fascicule qui semblait perdu au milieu de tout ce matériel et de tous ces produits. Je l'ouvris car mes capacités d'improvisation n'étaient pas à la hauteur de mes ambitions. Je remarquai une expérience qui semblait facile, sans longue préparation puisqu'il suffisait de mélanger  des ingrédients déjà prêts. Du carbure de calcium sur lequel il suffisait d'ajouter de l'eau. Cela me rappelait vaguement une expérience réalisée en classe qui m'avait bien plu. Sans rentrer dans les détails, je me préparai à officier avec un mélange de précaution et d'excitation. Dans toute action humaine c'est le dosage qui compte. A ce moment-là, l'excitation dominait nettement. Pour être sûr d'obtenir l'effet désiré, je n'avais pas lésiné sur la quantité de carbure de calcium. Une expérience inaugurale, ça ne se rate pas ! J'avais quand même mis ma blouse de collégien car cela était sérieux et méritait de respecter un certain protocole.... Tout était en place, il fallait passer à l'action.

Sans trembler, bien concentré, je versai l'eau sur les  petits cailloux qui semblaient inoffensifs et ordinaires. Ils en avaient l'air mais leur chanson fut celle d'un dragon. Je n'avais pas fini de vider mon bécher d'eau qu'une flamme soudaine et violente  monta jusqu'au plafond dans un souffle bref et impressionnant. Cela dura à peine une seconde mais je restai pétrifié. Après le coup de chaud extérieur, je sentis monter ma température intérieure. Mon premier geste fut de lever la tête et de constater avec désolation et effroi une tâche noire sur le plafond. L'expérience avait réussi au-delà de mes espérances. Il y avait bien eu dégagement d'acétylène mais je n'avais pas prévu - ou plutôt bien lu - les conséquences et les effets. L'apprenti sorcier s'était transformé en dangereux lutin et en vilain garnement. Je sentis un nuage noir se fixer au-dessus de ma tête à la place de l'auréole fantasmée. Impossible de cacher la tâche au plafond, inutile d'espérer qu'elle passât inaperçue. Il valait mieux aller se confesser que d'attendre qu'on me demandât des explications.

Je sortis donc de ma chambre, tout penaud, déçu par cette entrée en sorcellerie ratée. Je décidai de raconter ma mésaventure à ma mère, plus compréhensive que mon père en ce qui concerne les expérimentations. Heureusement, celui-ci étant absent, je pus jouer au maximum l'air de la vocation impatiente et de la difficulté de tout prévoir. Elle fronça les sourcils, se désola de l'état de son plafond, me reprocha mon imprudence ou mon  inconscience et surtout trouva ensuite le moyen de faire disparaître presque totalement cette vilaine trace de mon incompétence. Ouf, cette fois, je l'avais échappé belle !